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Porte de Clignancourt 4-5

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                                                                    4

                Cet après-midi là, dans la salle 210, Romain Grégoire allait et venait devant le tableau blanc, sans quitter les élèves du regard. Il était pris d’un énervement qui incitait le plus audacieux des élèves à un silence soumis. Silence qui n’arrangeait rien, étant donné la cause de cette fureur.
              — Est-ce que vous êtes en train de me dire que personne, personne ici ne peut me dire simplement le sujet de notre dernier cours ?
                Il se tourna brutalement vers la salle et posa ses mains sur une table du premier rang, provoquant chez tous les élèves un mouvement de recul. Il scruta la salle, semblant s’arrêter sur chaque élève pour les fixer un par un jusqu’à ce que ceux qui avaient encore le cran de le regarder baissent les yeux en rougissant. Un tic secouait sa bouche et il avait le visage empourpré. Il reprit sa respiration et fit d’une voix dont le calme ficha la chair de poule à tous ceux qui étaient présents :
               — Je ne vous demande pas de me le réciter mot pour mot. Je ne vous demande pas de me donner votre avis sur les événements en question. Je ne vous demande même pas de m’en citer un, d’événement. Tout ce que je demande, c’est une échelle. De quel siècle était-il question ?
                Le silence seul lui répondit. Les élèves, la tête toujours baissée, échangèrent des regards paniqués, comme des appels au secours ne rencontrant aucune aide, aucun réconfort. Ils étaient tous dans le même bateau qui faisait naufrage, et pas un seul d’entre eux n’avait de bouée à sa disposition, encore moins de canot pour y laisser monter ses camarades. Romain ferma les yeux et serra les dents pour ne pas exploser.
                À quoi bon faire un cours si pas un seul de ces zombies sous Valium n’était capable d’en retenir ne serait-ce qu’un mot ? Il tenta de reprendre son calme. Au fond, on lui avait déjà dit qu’il était intimidant, peut-être les élèves n’osaient-ils tout simplement pas répondre de peur de dire une bêtise. Mais franchement, était-ce si dur de simplement écouter ce qu’il racontait ? Il n’était pas là pour faire joli, merde !
                Il se redressa, et fit tout simplement :
                — Sortez une feuille.
               Un murmure mi-affolé, mi-interrogatif, mi-vengeur se fit entendre. Ce qui fait un peu trop de « mi- », et prouve à quel point personne dans la salle ne s’y attendait. Les élèves s’exécutèrent cependant, certain d’entre eux étant tentés – sans avoir cependant le courage, l’audace ou la folie de simplement commencer un geste dans ce sens – de plutôt exécuter l’homme qui se trouvait face à eux et s’était redressé, croisant les bras, attendant que tout le monde soit prêt, feuille sous les yeux et crayon en main.
              Romain réfléchit rapidement. Il lui fallait poser des questions qui ne soient pas trop tordues, mais pas trop faciles non plus. Pour que seuls puissent répondre ceux qui s’étaient montrés attentifs, mais pour éviter à ces derniers de tomber bêtement à côté à cause d’un de ces pièges qu’il adorait inventer en temps normal. Il lui fallait des énoncés précis, sans équivoque, appelant à des réponses tout aussi précises. Il n’était pas du genre à faire des cadeaux, et ce n’en était pas un que de renoncer pour une fois à son amour des questions tordues : il voulait être sûr de trier, pour pouvoir se montrer plus durs envers ceux qui n’auraient rien écouté du tout, et éventuellement un peu plus compréhensif envers ceux qui auraient appris son cours par cœur. Éventuellement.
               — Vous êtes prêts ? demanda-t-il au bout de quelques minutes.
               Les élèves se pressaient, quémandant une feuille, une cartouche d’encre ou une paire de ciseaux pour séparer une copie double en deux. Un cri de protestation répondit à sa question, et il le prit pour un oui.
                — Première question, en quelle année Guillaume le Conquérant est-il arrivé sur l’île, deuxième question qu’est-ce que le féodalisme, troisième question qu’est-ce que le « Domesday Book », quatrième et dernière question… quelle date associez-vous à la Grande Charte ou « Magna Carta ». Répondez-en anglais.
                Romain s’assit sur ces mots et sur la chaise qui se trouvait près de lui, satisfait devant l’air affolé des étudiants qui n’avaient pas eu le temps de noter les questions. Seul un redoublant, qui avait déjà eu Romain Grégoire comme professeur l’année précédente, avait eu la présence d’esprit de  prendre en note les questions sur un brouillon pour y répondre ensuite directement sur sa feuille. Et vite, car il savait qu’il en aurait tout juste le temps. Et encore.
                Au bout de quelques minutes à peine, et alors que la plupart des étudiants réfléchissaient encore aux premières questions, Romain regarda sa montre et se leva, affolant encore davantage toute la classe. Il fit quelques pas, s’approcha d’une élève et lut par-dessus son épaule avant de laisser échapper un « tss » en levant les yeux au ciel. Il leur laissa encore quelques minutes, puis déclara :
                 — Time’s up ! Je ramasse les copies. Ceux qui refusent de rendre la leur ont zéro, ça sera vite vu. Pour avoir la correction, je vous propose d’apprendre votre leçon. Comme il semblerait que, faute d’avoir pris des notes sur le cours, peu d’entre vous peuvent s’y référer, je vous suggère de consulter le livre qu’il vous a été demandé de vous procurer en début d’année, An Illustrated History of Britain, par David McDowall, aux éditions Longman.
                 Tout en prononçant ces mots il passa dans les rangs récupérer les bouts de papiers qu’il déposa à côté de son sac sur la table qu’il utilisait comme bureau.
                  — Bien, à présent nous allons reprendre où nous en étions restés. Si certains d’entre vous veulent bien se donner la peine de m’écouter, ils auront peut-être une chance d’avoir plus de deux au prochain contrôle. So, we were talking about Richard Lionheart’s death. As he had no son – well, in fact, he was said to be homosexual, but you don’t have to say that in your papers, please – his brother John, later known as John Lackland, became king… *

                 C’est avec un taux d’énervement digne de considération – bien qu’inférieur à celui qui régnait en lui avant qu’il donnât cette interro-surprise – et qui éloignait d’instinct enseignants et étudiants de son passage, comme une aura ou un champ de force, que Romain Grégoire se rendit à la bibliothèque dès la fin du cours – après être passé en coup de vent à la salle des profs pour récupérer ses affaires – dans le but d’y retrouver son amie d’enfance Margot Lévy, devenue sa collègue depuis quelques années déjà.
                  Elle ne donnait pas de cours le lundi mais était venue l’attendre pour prendre un verre une fois qu’il aurait fini les siens (de cours). Elle était donc habillée « en civil », pour reprendre sa propre expression : une jupe à frange, des bottines, un débardeur violet et, bien sûr, ses boucle d’oreilles préférées, qui représentaient deux signes « féminin » entrecroisés.
                   La jeune femme aux courts cheveux châtains en bataille avait son regard bleu plongé dans un livre dont elle ne leva pas son nez en trompette à l’approche de Romain, se contentant de chuchoter :
                   — Tu me raconteras ce qui t’a fichu dans un pétard pareil quand j’aurai fini ce chapitre, si ça ne te fait rien.
                   Sans répondre, il s’assit en face d’elle et la regarda en silence, se calmant peu à peu par l’unique présence de son amie qui était elle-même tout à fait sereine, une fois n’est pas coutume. Quand elle referma le livre et lui adressa un grand sourire, il était déjà bien plus paisible.
                   — Bien. À présent, sortons d’ici. Si je me souviens bien, tu me dois une glace... Tu en profiteras pour me raconter tes malheurs en chemin.



                                                             5

                   En sortant du cours de ce salaud de Grégoire, Juliette Boulanger avait les larmes aux yeux. Elle avait du demander une feuille à sa voisine de droite qui n’avait pas voulu lui en donner, concentrée sur les questions que le professeur était déjà en train de poser, puis, une fois la feuille obtenue grâce à son voisin de gauche – qu’il fallait à tout prix qu’elle pense à remercier, d’ailleurs – elle n’avait pas pu entendre les questions, pour la bonne raison que le prof avait déjà fini de parler. Heureusement, son voisin avait poussé son bras pour qu’elle puisse copier. Son voisin, c’était un type noir avec des lunettes et des yeux bleus, et d’ailleurs elle avait failli lui demander si c’était ses vrais yeux, mais elle s’était dit que c’était une question stupide, et puis elle n’avait pas le temps. Alors elle avait lu les réponses sur la feuille, découvrant du même coup qu’il s’appelait Sylvain Desportes, ce qui lui fit penser d’ailleurs à inscrire son propre nom sur sa feuille. Elle en avait même profité pour recopier aussi les réponses, parce que pour être honnête, elle n’en connaissait aucune. Enfin, pour le féodalisme elle avait bien une idée, mais quelque chose lui disait que sa réponse embrouillée n’aurait pas trop plu au prof, et Sylvain avait l’avantage d’expliquer les choses clairement. Bien sûr, elle n’avait pas recopié mot pour mot, histoire de ne pas mettre son sauveur dans l’embarras, mais disons qu’elle s’était inspirée de sa vision des choses.
                  Bref, elle n’avait eu le temps de répondre qu’à trois questions sur les quatre, ce qui au fond n’était pas si mal, en fait… Oui, maintenant qu’elle y pensait, elle avait failli avoir des problèmes mais ça s’était plutôt bien réglé. Et puis à présent elle avait cours de méthodo avec Turner, et ça, ça valait bien la peine de supporter l’autre grincheux et ses lamentations comme quoi on ne l’écoutait pas. Bien sûr, que personne ne l’écoutait. Bien sûr, qu’on s’en foutait de son cours, et de sa gueule par la même occasion. Et alors ? Il n’avait qu’à être beau, aussi. Il était d’une banalité à pleurer, ça donne pas envie de suivre un cours, ça. Un cours de civi, en plus. Si encore il avait été prof d’un truc intéressant, comme… Heu…
                Juliette fronça les sourcils. Aucune matière ne lui semblait spécialement intéressante, à part celle enseignées par Turner, mais bon ceci expliquait cela…
                Bah, peu importe. La méthodo, ça durait deux heures et c’était sans doute chiant comme la mort en temps normal, mais là ça irait probablement, parce que Turner n’était pas seulement beau, il était gentil, lui, il savait faire des remarques qui ne soient pas désagréables, et même des remarques agréables, si, si, ça existe, Monsieur Grégoire, vous devriez peut-être aller discuter un peu avec Monsieur Turner qui vous apprendrait les bonnes manières, on sait jamais, une fois poli vous serez peut-être supportable.
                C’est dans cet état d’esprit qu’elle arriva salle 212, soit dans la salle directement à côté des toilettes des filles. Une bonne partie des élèves étaient déjà là, mais le prof était encore absent, ce qui ne surprit pas le moins du monde l’étudiante. Depuis trois semaines qu’elle l’avait comme prof il n’était pas arrivé une seule fois avant l’heure du cours, et pas beaucoup plus souvent à l’heure, d’ailleurs. Mais bon ça valait la peine d’attendre, hein, et puis c’était autant de temps de moins à devoir jouer l’élève attentive et intéressée.
                Intéressée, Juliette ne l’avait jamais été par grand-chose. Dans les grands yeux bleus de la jeune fille, qui venait de fêter ses dix-neuf ans, on lisait la malice, ce genre de malice qui ne tolère ni l’ennui ni l’enfermement sous peine de se ternir et se faner. Elle dépassait rarement le quart d’heure de concentration, passant le restant des cours à jouer avec ses boucles rousses, à dessiner sur la table ou à faire des parties de morpion avec ses voisins. Mais s’il y avait quelque chose qui pouvait la captiver, retenir son attention pendant des heures, des jours, des mois, c’était bien les garçons. Un à la fois, bien sûr, elle était monogame dans l’âme, et une grande romantique. Pour l’heure, elle avait jeté son dévolu sur Monsieur Turner, qui n’avait évidemment rien demandé à personne et ne se doutait d’ailleurs de rien.
                 Lorsqu’il apparut dans la salle, son soupir de soulagement fut si fort que son voisin de devant se retourna, perplexe. Elle lui tira la langue et il comprit encore moins ce qui se passait, mais il n’eut pas le loisir de s’interroger plus longuement, car le cours commençait, et contrairement à certains – certaines – il avait tendance à suivre les cours. Même quand le prof était un quelconque Turner, plutôt sympa mais bon, pas très sérieux, hein ?
                Heureusement pour lui et pour sa vie, Juliette ne lisait pas dans ses pensées, tout occupée qu’elle était à fixer l’objet de sa passion, sa raison de vivre, l’homme qui se tenait là, devant elle, face à elle, occultant les rangées qui les séparaient. Car, question d’habitude, Juliette s’était placée au dernier rang, comme toujours. Il y a des choses que même l’amour ne peut forcer, et se tenir plus proche que nécessaire d’un prof lors d’un cours faisait partie de ces choses pour Juliette Boulanger.
* Nous parlions de la mort de Richard Cœur de Lion. Comme il n’avait pas de fils — en fait, on le disait homosexuel, mais vous n’avez pas besoin de le préciser dans vos copies, par pitié — c’est son frère Jean, plus tard connu sous le nom de Jean Sans Terre, qui devint roi…



Voici les chapitres 4 et 5... Sous word, je peux mettre des notes en bas de page, mais ici, la traduction, je dois la mettre dans mes commentaires.... J'espère que vous n'en mourrez pas :p

On commence à voir apparaître pas mal de personnages... J'espère qu'ils sont assez distincts pour que vous ne vous mélangiez pas trop les pinceaux :)
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